Selon Monseigneur Robert Barron, Evêque du Diocèse de Winona-Rochester aux Etats-Unis d’Amérique, il y a, ou il devrait y avoir, un tempérament pétrinien et un tempérament paulinien dans chaque prêtre, évêque, archevêque, cardinal ou pape catholique. La vocation pétrinienne apparaît lorsque le prêtre, comme Saint Pierre, gouverne, dirige et établit l’ordre dans l’église, et guide ses ouailles vers la reconnaissance du Christ comme “Fils de Dieu vivant” (Mt 16, 16). La vocation paulinienne émerge lorsque le prêtre, comme Saint Paul, évangélise avec audace et témérité, quittant souvent le confort de son presbytère pour ce que le pape François appelle “les périphéries” où vivent les pauvres ; là, comme Saint Paul, il prêche l’Évangile sur les toits au mépris total de tous les obstacles qui peuvent se dresser sur son chemin. Ces deux éléments ne s’excluent pas mutuellement. En fait, ils coexistent dans chaque prêtre, même si l’un peut, selon les circonstances, prendre le dessus sur l’autre. Je les ai vus s’embrasser et se mélanger parfaitement chez Christian Wiyghan-nsai Cardinal Tumi.
Lorsque l’ancien archevêque métropolitain a pris possession de son siège de Douala en 1991, l’archidiocèse était dans un état lamentable, tant sur le plan financier que structurel. Ses coffres étaient pratiquement vides et la liste des débiteurs qui frappaient à la porte de l’Eglise pour demander le remboursement des prêts en souffrance s’étendait sur des kilomètres. La cathédrale et presque toutes les paroisses étaient presqu’en ruines. La situation était aggravée par la nature amorphe de l’archidiocèse lui-même. Il s’étendait sur une telle superficie qu’il était littéralement à cheval sur deux entités administratives: la province du Littoral et la province du Centre. À l’instar de Saint Pierre, le Cardinal Tumi entreprend de mettre de l’ordre dans la structure diocésaine, en particulier dans ses finances. Il entreprend de longues négociations avec les créanciers du diocèse (banques et autres institutions financières) pour qu’ils rééchelonnent le remboursement des prêts diocésains. Heureusement pour lui, et pour l’archidiocèse, sa réputation de droiture, d’intégrité et de bravoure, établie de longue date, l’avait précédé et faisait déjà la une des médias. Il était évident que nombre de ses créanciers étaient sensibles à la description que les médias faisaient de lui, et lorsqu’il leur a demandé des conditions de remboursement plus clémentes, ils ont rapidement accepté.
Une fois la crédibilité de l’archidiocèse rétablie dans le secteur financier, le Cardinal Tumi a pris son bâton de commandement – sa crosse et sa mitre – et est parti à la recherche de ses brebis. Il est allé de paroisse en paroisse à travers le vaste territoire de l’archidiocèse de Douala. Il a visité des paroisses qui avaient même oublié depuis longtemps l’existence ou la présence d’un évêque dans le diocèse. Dans ses oreilles, il a dû entendre le reproche que Dieu a fait aux bergers d’Israël, par la voix du prophète Jérémie, les accusant d’avoir “dispersé mes brebis [et] ne les ont pas visité.” (Jérémie 23:2).
Après ces nombreux contacts de paroisse à paroisse, le Cardinal Tumi a acquis la conviction que, pour faciliter l’administration, il devait de toute urgence démembrer son archidiocèse. Un tel démembrement permettrait également de rapprocher les pasteurs de leurs brebis. Comme le dit le Pape François, un bon berger doit avoir sur lui l’odeur de ses brebis. L’odeur des brebis s’attache aux pasteurs qui osent s’aventurer dans les périphéries d’où ils peuvent être en proximité avec leurs brebis, et non à ceux qui s’enterrent uniquement dans des tâches cléricales, aussi utiles soient-elles.
Restructuration de l’Archidiocèse
Avec le feu vert du Vatican, le Cardinal Tumi a entrepris la tâche délicate de diviser l’archidiocèse, jusque-là unique, en trois diocèses distincts, à savoir: l’Archidiocèse de Douala dont il avait la charge, le Diocèse d’Edéa, confié à Mgr Jean-Bosco Ntep, et le Diocèse d’Eseka, confié à Mgr Dieudonné Bogmis, d’heureuse mémoire. Il se lança ensuite dans la reconstruction d’un territoire qui ne couvre que toute la ville de Douala et sa périphérie immédiate, y compris Manoka, une des petites îles dans le Département du Wouri.
Il a, par la suite, initié de vastes réformes matérielles et structurelles, ce qui a mis en avant les éléments pétriniens de bonne gouvernance, d’ordre et de direction. Le cardinal-archevêque a révolutionné son administration en encourageant ses curés à impliquer les fidèles laïcs du Christ des paroisses dans la gestion des ressources, notamment financières. Il a donné le ton en sollicitant, au niveau diocésain, l’aide d’hommes et de femmes catholiques du secteur bancaire, de la profession juridique, d’universitaires et de techniciens de tous domaines. Bon nombre des personnes invitées ont volontiers aidé leur pasteur à s’orienter dans des domaines épineux qu’il aurait autrement trouvé très difficiles. Par exemple, lorsqu’il a entrepris de récupérer toutes les terres diocésaines, qui avaient été longtemps usurpées principalement, mais pas exclusivement, par des prêtres, des religieux et d’autres fonctionnaires diocésains, il a rencontré une résistance compréhensible. Sans l’aide gracieuse d’experts laïcs catholiques en matière de droit et d’immobilier, il n’aurait pas été en mesure de récupérer ce qui avait été injustement et illégalement arraché à l’archidiocèse.
Le bâtisseur
Le Cardinal Tumi a entrepris une vaste rénovation des paroisses de l’archidiocèse, à commencer par la cathédrale elle-même. Il a démoli l’ancien évêché et l’a remplacé par une structure beaucoup plus moderne, dotée de nombreuses pièces qui accueillent désormais de nombreuses personnes de passage (évêques, prêtres, religieux, laics, etc ). Il a effectué d’importants travaux à l’intérieur de la cathédrale, en peignant les murs et en fournissant de nouveaux bancs et ventilateurs de plafond. À l’extérieur, il a pavé la cour de la cathédrale, où il n’y avait auparavant que du sable qui se transformait en boue massive à chaque fois qu’il pleuvait. Grâce à cette surface pavée, les fidèles peuvent s’attarder un peu plus longtemps après la messe pour socialiser avant de rentrer chez eux. Il a entrepris la construction de nouveaux hôpitaux, écoles, collèges, et une université, l’Université Saint Jérome, tout en rénovant et en améliorant les structures existantes. Il a créé une imprimerie appelée “Maison Catholique de la Communication Sociale” (MACACOS) qui, à son apogée, imprimait près des trois quarts des journaux vendus au Cameroun. Il a été le premier évêque Camerounais à créer une radio diocésaine, Radio Veritas, un puissant outil d’évangélisation, qui a été salué par les catholiques et les non-catholiques de la ville de Douala.
Le Cardinal Tumi, l’évangélisateur, était constamment en mouvement, visitant les paroisses tous les week-ends, lorsqu’il était en ville, baptisant et confirmant les nouveaux convertis. Il a encouragé les vocations sacerdotales et religieuses qui ont connu un grand essor sous sa direction. Il ne s’est pas contenté de former des prêtres localement, il en a également envoyé certains dans des séminaires et des universités du monde entier, en particulier en Europe et en Amérique du Nord, et ces prêtres sont revenus évangéliser en proclamant l’Evangile qui est “nouvelle dans l’ardeur, dans les méthodes et dans l’expression,” pour reprendre les mots heureux de Saint Jean-Paul II.
Comme Saint Paul, le Cardinal Tumi prêchait aussi souvent à travers ses écrits. Il s’était déjà fait remarquer, à l’époque où il était encore Recteur du Grand Séminaire de Bambui, par ses interventions dans Cameroon Panorama, le magazine mensuel publié par le Diocèse de Buea. L’une de ses interventions, devenue célèbre, était sa réaction à un article que le Professeur Bernard Nsokika Fonlon, paix à son âme, avait publié dans ledit mensuel pour féliciter les évêques de Buea, Monseigneur Pius Suh Awa, et de Bamenda, Monseigneur Paul Mbiybe Verdzekov, pour avoir créé le Grand Séminaire de Bambui dont la charge lui avait été confiée. Les échanges entre les deux hommes avaient été bien accueillis par le lectorat et ont animé pendant plusieurs mois des discussions dans le milieu intellectuel anglophone de l’époque. Un jour, je lui ai rappelé ces échanges et il n’a fait que sourire.
Ses homélies étaient toujours bien structurées, souvent écrites à la main. Ses lettres pastorales aussi allaient directement au but. Il a même adressé une lettre aux bandits de grand chemin au moment où notre pays traversait des graves troubles, les exhortant à cesser leurs tracasseries contre les paisibles citoyens. Il aimait souvent dire que même si les enfants de l’école primaire l’invitaient à venir leur parler, il veillait toujours à noter sur un bout de papier ce qu’il allait leur dire pour ne pas les ennuyer avec des propos inutiles. C’est pour cela qu’il se fâchait souvent contre ses prêtres qui ne prenaient pas le temps de bien préparer leurs homélies. Il disait souvent qu’il ne leur demandait pas d’écrire les homélies pour les lire servilement devant leurs ouailles, mais de toujours avoir un guide à la main pour ne pas raconter du n’importe quoi aux ouailles.
C’est dans les années 1990, au moment de grands troubles politiques qui ont précédé la venue du multipartisme au Cameroun, qu’il a écrit son premier livre intitulé Les deux Régimes Politiques d’Ahmadou Ahidjo, de Paul Biya et Cardinal Christian Tumi, Prêtre (Eclairage)[1]. Certains, surtout dans le milieu dirigeant du pays, l’avaient bien indexé d’être le visage caché de l’opposition au pouvoir en place, ce qu’il avait toujours nié jusqu’à son dernier souffle. Un autre livre, intitulé Ma foi: un Cameroun à remettre à neuf[2], a suivi peu de temps après. Dans l’un comme dans l’autre , c’est toujours le prêtre qui plaide pour la paix et la justice sociale dans son pays, un pays qu’il aimait tant, et pour lequel il a tant souffert, surtout pendant les derniers mois de sa vie sur terre. Son côté paulinien l’amenait toujours à mettre par écrit les enseignements qu’il donnait à ses fidèles et à tous les hommes, et à toutes les femmes, de bonne volonté.
En Christian Wiyghan-nsai Cardinal Tumi, le pétrinien (leadership, ordre, direction) se mêlait harmonieusement au paulinien (évangélisateur, théologien, rassembleur de brebis) pour donner à l’Archidiocèse de Douala une place unique et enviable dans l’histoire moderne de l’Eglise catholique au Cameroun. Partout, et à tout moment, où son nom a été évoqué, il suscitait des réactions, soit de louange, soit de colère, selon les interlocuteurs. Les cercles dirigeants du pays l’ont souvent accusé d’avoir abandonné la sacristie pour se mêler de politique – une accusation qu’il a toujours réfutée jusqu’à son dernier jour.
Si le Cardinal Tumi n’avait pas insisté, aussi fortement qu’il l’a souvent fait, sur l’ordre et la discipline, tempérés par la compassion – son côté pétrinien – le troupeau de Dieu aurait facilement pu se disperser et l’image de l’Église ternie. Comme Saint Pierre, il s’est investi corps et âme dans l’édification de l’Eglise de l’Archidiocèse de Douala, sans jamais laisser les forces du mal venues de l’extérieur et, plus insidieusement, de l’intérieur de l’Eglise elle-même – aussi nombreuses et vicieuses que furent ces forces internes – l’emporter sur l’Eglise du Christ. Comme Saint Paul, il a prêché l’Evangile avec audace, avec vigueur et avec une énergie créatrice, sans se soucier de ce que l’on pouvait penser de lui, que ce soit dans les milieux politiques ou au sein de l’Eglise elle-même. Comme son Maître Jésus-Christ, il a prêché la parole de Dieu, à temps et à contretemps, que l’on veuille l’écouter, ou non – et beaucoup l’ont écoutée et se sont convertis.
Christian Wiyghan-nsai Cardinal Tumi a répondu présent à l’appel du Seigneur le 2 avril 2021, et s’est avancé pour recevoir sa récompense éternelle. “Bon et fidèle serviteur,” je peux imaginer le Bon Dieu lui dire, “tu as été fidèle dans les petites choses, viens dans l’éternité de la gloire de ton Maître.” Amen.
[1] Douala, Imprimerie Macacos, 2006,
[2] Douala, Editions Veritas