Le chapitre huit du livre facilement lisible de Christian Cardinal Tumi, Les régimes politiques d’Ahmadou Ahidjo et de Paul Biya, et Christian Tumi, prêtre, est le plus court des neuf chapitres du livre. Il est inséré juste avant la conclusion, plus comme une réflexion après coup que comme une partie intégrante de ce qui avait alimenté la pensée originale de l’auteur. Il a admis lui-même que ce chapitre a été inspiré par un incident qui s’est produit au moment où il terminait son livre.
Il s’agit de ce que certains commentateurs ont appelé la “Confrontation Tumi-Abah Abah”. Ladite confrontation a eu lieu à la suite d’une tentative du tout puissant ministre des Finances et de l’Économie du Cameroun de l’époque, Polycarpe Abah Abah, de mettre sous scellés la maison de presse catholique (connue sous le nom de MACACOS), pour ce qu’il prétendait être des impôts non payés. Il s’est avéré que cet incident avait plus à voir avec l’ego de l’honorable ministre qu’avec les taxes d’État qu’il prétendait vouloir récupérer.
Avant que le ministre Abah Abah ne tombe en disgrâce et ne soit interné à la prison de Kondengui à Yaoundé pour détournement de fonds publics, certains des tabloïds imprimés à MACACOS lui en voulaient vraiment. Ils s’acharnaient sur le pauvre monsieur. Jour après jour, ils ont réduit en poussière la réputation de l’homme, déterminés à exposer son derrière à la dérision générale. MACACOS imprimait près des trois quarts des journaux en vente au Cameroun à l’époque.
L’honorable gentleman a commencé par convoquer un membre du conseil d’administration de MACACOS devant son auguste présence à Yaoundé. Au cours de leur rencontre, il aurait crié au visage du membre du conseil d’administration, lui promettant qu’il fermerait l’imprimerie si elle continuait à imprimer les tabloïds qui étaient contre lui. Le membre du conseil d’administration lui a rappelé que MACACOS n’était pas sa propriété personnelle, mais qu’elle appartenait à l’Archidiocèse de Douala, dirigé par le Cardinal Christian Tumi.
Cette révélation a semblé exaspérer encore plus l’honorable ministre qui a hurlé des invectives contre le Cardinal Tumi. “Cardinal ou pas, je vais la fermer si vous continuez à imprimer ces ordures qui salissent ma réputation !” aurait-il crié. “Savez-vous ce que cela a fait à mon intégrité ? Le chef de l’État lui-même commence à douter de ma loyauté envers lui à cause de toutes les bêtises que ces tabloïds racontent sur moi ! Cela doit cesser maintenant ! Dites à votre Cardinal de prendre au sérieux tout ce que je dis !”
Le membre du conseil a rapporté le récit de sa rencontre avec le ministre Abah Abah que le Cardinal a balayé d’un revers de la main. Il a déclaré qu’il n’allait pas empêcher MACACOS de faire des affaires avec des journaux simplement parce qu’un ministre du gouvernement n’était pas content d’eux. “Qu’il nous poursuive en justice, s’il le souhaite. C’est son droit !” a-t-il déclaré avec dédain. Le membre du conseil d’administration a dit qu’il était sûr qu’Abah Abah allait bientôt réagir. J’étais le directeur général et le Cardinal Tumi m’a demandé si nos impôts étaient en règle. La réponse étant affirmative, il nous a demandé de reprendre le travail.
Alors que nous continuions à imprimer les journaux dont le ministre Abah Abah avait décrété l’interdiction, sa contre-attaque ne s’est pas faite attendre. D’abord, une équipe avancée de quatre hommes est arrivée et a été conduite à mon bureau. Je leur ai demandé comment je pouvais les aider et ils m’ont répondu qu’ils avaient été informés que nous étions très en retard dans le paiement de nos impôts. J’ai dit que nos livres étaient ouverts à leur examen.
Ils ont traîné dans les environs pendant quelques jours, prétendant examiner nos livres, avant de retourner à Yaoundé. Puis la bombe est tombée. On a demandé à MACACOS de payer plus d’un milliard de francs CFA d’impôts impayés. Nos avocats, souriants car ils voyaient un juteux “soja” au bout du bâton, se mettaient en action. Dans le délai imparti par la loi, ils ont déposé des demandes reconventionnelles détaillées et le ministère a été contraint de reculer. De plus d’un milliard de francs CFA, il a réduit sa demande à moins de cinq fois ce montant. Nous l’avions toujours jugé injuste et avions déposé une autre demande reconventionnelle après le paiement des 10% du montant, comme l’exige la loi.
Mais un marteau plus lourd pesait encore sur nous. Une semaine à peine après que MACACOS ait déposé une demande reconventionnelle, un groupe d’une dizaine d’individus s’est précipité dans mon bureau un après-midi. On aurait pu croire qu’ils venaient arrêter un dangereux criminel. Avant que je puisse dire quoi que ce soit, le chef d’équipe se tenait au-dessus de moi et criait à tue-tête, m’ordonnant de quitter mon bureau sans même emporter un crayon, car ses gars allaient le sceller. Je lui ai dit que tous nos dossiers fiscaux étaient en ordre et que le problème fiscal en question était résolu comme l’exige la loi. Il m’a répondu qu’il n’était pas du tout intéressé à voir l’un de nos documents, que nous devions des impôts et qu’il a reçu des instructions de mettre l’entreprise sous scellés, et c’est ce qu’il était déterminé à faire. Il m’a averti que si je ne me levais pas de mon siège et ne sortais pas calmement, ses “ninjas” me jetteraient par la fenêtre. Lesdits “ninjas”, au nombre de quatre, se tenaient déjà autour de ma table, menaçants. Le travail s’est arrêté dans toute l’entreprise, car les travailleurs sortaient tous pour voir ce qui se passait.
Christian Cardinal Tumi était presque toujours en voyage. Mais, providentiellement, ce jour-là, il se trouvait chez lui. Quelqu’un s’est empressé de l’avertir que quelque chose se passait et il est arrivé juste à temps pour empêcher ces types de m’ejecter de mon bureau par la force. Lorsqu’il est entré, il a demandé ce qui se passait. Le chef de l’équipe ne savait probablement pas qui il était, ou faisait semblant de ne pas le savoir. Il s’est contenté de répéter que lui et ses hommes étaient là pour mettre sous scellés l’entreprise pour des impôts non payés et que personne, pas même un prêtre – il l’a dit en scrutant le Cardinal de la tête aux pieds – ne les empêcherait d’exécuter l’ordre ministériel qu’ils avaient.
C’est alors que j’ai vu le Cardinal Tumi sous un jour que je n’avais jamais vu auparavant, même si j’avais travaillé en étroite collaboration avec lui pendant de nombreuses années. C’était un Cardinal Tumi très en colère que je regardais. Il n’avait plus son sourire contagieux. Sa voix, qui était déjà l’une des voix les plus imposantes de ce pays, a gagné en volume et en intensité. Le bâtiment entier semblait trembler alors qu’il hurlait, leur demandant de partir immédiatement. Le soi-disant chef de la “bande des dix” s’est tourné vers certains de ses hommes et a déclaré avec arrogance : “Il faut noter qu’il y a une rébellion ici!”
Mais déjà, ceux qui l’accompagnaient reculaient de quelques pas à mesure que la voix de défi du Cardinal augmentait en volume. Très vite, le chef du groupe lui-même, qui était si confiant et ouvertement menaçant lorsqu’il est entré dans mon bureau, a également reculé dans un coin. Il s’est ensuite approché furtivement de moi pour demander combien nous pouvions leur donner pour qu’ils puissent disparaître en douceur. Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire et il m’a expliqué que s’ils pouvaient avoir quelques millions de francs CFA à montrer à leur patron lorsqu’ils retourneraient à leur bureau, ils partiraient immédiatement. Comme il me chuchotait, le Cardinal s’est retourné, les yeux rouges de fureur, et m’a demandé ce qu’il disait. Je lui ai dit qu’il demandait un peu d’argent qu’il montrerait à leur patron comme butin de la journée. Le Cardinal lui a répondu avec colère que MACACOS était à jour dans ses impôts et qu’il n’était pas question de négocier avec des gens qui nous tenaient en otage.
Nous avons appris par la suite que, pendant que le drame se déroulait, la Présidence de la République à Yaoundé avait appris que les agents du fisc retenaient le Cardinal Tumi manu militari dans son bureau. On a demandé au gouverneur de la région d’expliquer ce qui se passait. Le pauvre monsieur, qui apprenait la descente pour la première fois de ses patrons à Yaoundé, a appelé le chef du service des impôts à Douala pour qu’il évacue ses gens de MACACOS avec effet immédiat.
Pendant toutes les années où j’ai travaillé avec le Cardinal Tumi, c’est le seul jour où je l’ai vu vraiment en colère. Mais sa colère n’a pas duré longtemps, car le chef de l’équipe des impôts, après avoir reçu l’ordre de retirer ses hommes, s’est tourné vers nous et a dit : “Au moins, cela m’a quand même permis de rencontrer le Cardinal Tumi pour la première fois” ; et avec cela le sourire est revenu sur le visage du Cardinal. Il lui dit : “Mon fils, je comprends que tu exécutes des instructions, mais veille à ce que tu les exécutes judicieusement et avec respect”. Il a ensuite béni les collecteurs d’impôts avant qu’ils ne quittent nos locaux. Quelqu’un a comparé son geste à celui de Jésus bénissant Matthieu et les autres collecteurs d’impôts, au grand dam des scribes et des pharisiens.
Derrière cette confrontation se cachait cependant la figure du hautain et tout-puissant Polycarpe Abah Abah, qui avait juré de fermer MACACOS. Par l’intermédiaire de ses mandataires, les collecteurs d’impôts, il s’était heureusement heurté à un mur, le Cardinal Tumi, et l’avait trouvé impénétrable. Il s’agit là d’un autre affrontement à distance entre le Cardinal Tumi et un membre puissant du gouvernement Biya, et le Cardinal en est sorti vainqueur. L’histoire rapporte de nombreuses autres bagarres de ce type avec les autorités administratives au cours de sa vie de prêtre, d’évêque, d’archevêque et de cardinal. Certains commentateurs y ont vu la victoire de l’autorité ecclésiale sur les forces corrompues du pouvoir temporel. C’était aussi une sorte de victoire de la liberté de la presse au Cameroun puisque les journaux pouvaient sortir de la presse MACACOS sans plus d’interférence ministérielle.
23 décembre 2009